Régis Boyer, imminent spécialiste des langues et civilisations scandinaves, probablement un des meilleurs au monde, sûrement le meilleur en France. Dans son ouvrage Yggdrasil, la religion des anciens Scandinaves, il expose quelques traits spécifiques de la civilisation nordique. La civilisation nordique qui nous intéresse ici est celle qui a été édifiée vers l’an 800 de notre ère. Régis Boyer relève trois points caractéristiques de cette civilisation nordique. Ces trois points serviront de base à l’élaboration du paganisme germanique, ce que les auteurs des sagas islandaises nomment la forn siðr.
Il y a d’abord l’exaltation de valeurs agonistiques impliquant un amour inné de la technique ; une passion du droit et de la codification minutieuse, de l’ordre et de l’organisation ; une aversion profonde pour la méditation, la contemplation et l’hédonisme (philosophie qui fait du plaisir sous toutes ses formes, le but ultime de l’existence humaine).
En page 40, Régis Boyer en arrive à une double constatation : les anciens Scandinaves accordaient une nette prééminence au culte, aux pratiques rituelles, aux actes chargés de sens et qu’ils étaient peu portés à la méditation et à la contemplation. Par conséquent, l’éthique et les relations que le Scandinave entretient avec son ou ses dieux nous apparaîtront comme utilitaires : la divinité est un patron (fulltrúi) au sens chrétien du terme. On s’adresse à elle pour lui demander des choses précises, les rapports qui s’établissent entre elle et l’individu qui lui rend un culte sont de l’ordre de la bonne camaraderie.
Cette divinité est cet « ami cher » (vinr gódr) que l’on sollicite pour qu’il rende service. Si elle ne s’exécute pas, on est fâché contre elle. En tout cas, pas de crainte terrifiée ni d’adoration muette, encore moins d’extase mystique.
Deuxièmement, Régis Boyer (page 41) explique que le substrat naturel reste contraignant : sol ingrat, rocheux, aride, travaillé par le gel et les glaciers, exigeant un travail constant et pénible. Les distances sont longues, hérissées d’obstacles malaisément franchissables comme les forêts, torrents, marécages et l’interminable hiver. Ainsi on considère le soleil comme toujours doux et bienvenu et n’a rien de la puissance cruelle, voire mortelle, que connaissent les latitudes désertiques et tropicales. Nulle surprise donc à ce qu’il soit la puissance par excellence.
En conséquence, tout ce que nous pouvons savoir en l’occurrence renvoie toujours, fondamentalement, au culte des grandes forces naturelles plutôt qu’à celui d’entités individuelles. Régis Boyer propose la séquence Soleil, Eau et Terre pour expliquer comment s’organise la religion nordique.
Comme l’explique Régis Boyer, on retrouve le soleil dans le feu, dans les chars solaires, ainsi que dans le nom du dimanche et en cette divinité du soleil nommée Sunna. Le soleil joue un rôle médicinal et permet d’exorciser les démons et vaincre la sorcellerie.
En ce qui concerne l’eau, Régis Boyer explique qu’on la retrouve dans les sources, les cascades, les rivières et dans la mer. En fait, elle est aussi représentée par tout élément liquide d’origine naturel comme le sang, la salive, la sève et le sperme. L’eau a valeur nourricière, curative et oraculaire.
Il reste le culte de la Terre, la Terre-Mère, nommée Nerthus sur le continent, mais Njörðr en Scandinavie. Élément auquel on peut rattacher le culte des tertres funéraires, le culte des esprits telluriques, des arbres et des pierres.
Autrement, les géants et les nains sont aux origines de la magie. Aux pages 50 à 57 de son ouvrage, Régis Boyer explique que le caractère essentiel et absolument fondamental de ces géants est la force, la crainte immémoriale. En tant que forces naturelles, on peut aisément les associer à nos trois thèmes fondamentaux : le soleil, l’eau et la Terre.
Les nains semblent relever davantage de la Terre que les géants, plus associés au feu et à l’eau. La preuve est qu’ils y habitent et même la soutiennent. On les associe toujours au travail des métaux et parfois à la science sacrée. Toutefois, que l’on sache, à l’inverse des Álfar, ils n’ont pas été l’objet d’un culte.
Les Álfar habitent eux aussi dans les pierres et surtout dans les tertres funéraires. Les Álfar pourraient être, au collectif, des puissances de la fertilité – fécondité à proprement parler. Leur culte reste bien attesté. D’ailleurs, une autre dénomination de la fête hivernale de Jól était l’Álfablót, sacrifice aux Álfar.
Le soleil, comme nous l’avons vu, reste l’objet de culte par excellence et a été le motif le plus répandu, sous forme de cercles isolés ou sous la forme de chariots processionnels ayant porté le soleil, avant de transporter les divinités anthropomorphisées. Le soleil reste aussi représenté aussi dans les héliophores, c’est-à-dire un homme, un bateau ou un cheval contenant une roue à rayons, symbole solaire.
Régis Boyer explique que le soleil doit être mis directement en relation avec le bateau et le cheval, car ces derniers doivent transporter le soleil : le bateau le fait la nuit (ou l’hiver) et le cheval le fait le jour (ou l’été). En relation, on sacrifiait des chevaux et on faisait des combats de chevaux (hestavigr). Le Jólbock que les enfants suédois confectionnent pour la fête de Noël reste un symbole solaire puisque Régis Boyer y voit un glissement entre le cheval et le bouc.
Rituellement, le soleil a pu être adoré selon le symbole de la hache, cette striðyxa ou hache de combat qui annoncerait assez bien le marteau de Þórr, en vérité symbole de la foudre. Les pétroglyphes prodiguent les figurent humaines brandissant de telles haches, non point dans un geste menaçant ou belliqueux, mais bien, auguste et hiératique, comme si elles sanctifiaient. De toute manière, les haches cérémonielles ont fait partie de l’équipement du prêtre sacrificateur et l’on en a retrouvé plusieurs au Danemark et en Suède.
Régis Boyer démontre en page 66, que les pétroglyphes gravées sur les pierres sont situés à proximité immédiate de l’eau de mer, des rivières, des lacs et qu’ils surplombent le décor. On note aussi que le paganisme nordique reste presque toujours en rapport étroit avec un élément liquide comme l’eau, le sang, les boissons et qu’Oðinn y est étroitement associé. La présence de la lance dans les pétroglyphes témoigne que cette arme reste associée à Oðinn et la magie aquatique.
Frappante est l’extrême fréquence des personnages qui paraissent porter des costumes rituels, masques ou coiffures animales en tous genres, têtes d’oiseaux et d’animaux cornus, en train d’exécuter des danses rituelles et des tours de jongleurs.
À la page 71, les pétroglyphes ne dédaignent pas nous livrer diverses figurations du travail de la terre, par exemple : un paysan labourant, guidant son araire d’une main tout en brandissant de l’autre ce qui paraît être une branche d’if, dont le caractère propitiatoire ne peut échapper.
La terre est à mettre en relation directe avec le serpent, animal tellurien par excellence dans l’imagination populaire puisque son corps épouse intimement le sol dans les trous duquel il habite.
En page 82, durant cette période, les Scandinaves commencent à extraire le fer, peut-être sous la poussée des Celtes. Le refroidissement climatique entraîne une tendance au regroupement de l’habitat, le long d’une unique rue pavée (engadeby en danois) où se rassemblaient sans doute commerçants et artisans.
Ainsi on imagine le développement des grandes familles. Les consanguins y vivent ensemble, bien entendu, mais aussi les domestiques, esclaves et amis fidèles. Et le reflet de ces temps agités se voit dans les asiles fortifiés.
On voit apparaître des lieux de culte officiels et sacrés ne consistant pas en bâtisses spécialisées. Par contre, le scalde Sighvatr Þórdarson paraît suggérer, qu’en Suède, il fût témoin lointain d’un office pour lequel on avait transformé en « temple » la salle commune, skáli, d’une ferme.
Régis Boyer explique en page 88, que le vé n’offrait pas d’idoles à l’adoration des fidèles. De plus, il explique que le vé n’est pas un temple au sens biblique, mais un lieu de culte en plein air, avec peut-être une sorte d’autel sur une colline arrondie ou une enceinte sacrée, vébond.
En page 88, Régis Boyer parle aussi du hörgr, soit un cairn ou sorte d’autel de pierres et non un édifice de pierres. À la page 90, les observateurs étrangers semblent s’accorder sur le rôle capital que jouait le destin dans leur religion, notamment par le biais de la consultation des augures. L’animal qu’ils aimaient par-dessus tout sacrifier était le cheval, de couleur blanche, nourris par l’État dans des prés sacrés.
En page 95, Régis Boyer parle aussi de blótkeldur (au singulier blótkelda), qui signifie littéralement sources ou marécages à sacrifices. Il dit aussi en page 97 que le sang sacrificiel qui dégouttait dans le récipient servait à la fois d’offrandes et d’augure.
N’oublions pas aussi ces fameuses pierres levées, appelées bautasteinar. Régis Boyer explique en page 105 que ces pierres levées relèvent du culte des morts donc de la fécondité – fertilité.
Régis Boyer explique que durant la période viking, la tripartition dumézilienne est omniprésente et distincte : l’aspect souverain, l’aspect martial et l’aspect végétatif ou les grandes forces naturelles soleil – air, eau et terre.
Régis Boyer en page 112, explique que ses recherches vérifient l’existence d’une éthique extrêmement originale, qui vient d’une conception caractérisée du destin qu’il soit individuel, familial ou tribal.
Le monde nordique qui constitue un univers agonistique, les résultats sont toujours chèrement acquis, la lutte incessante et inévitable contre les adversités de toutes sortes, à commencer par les forces naturelles, fait que l’ordre est toujours un bien durement obtenu, constamment précaire et donc l’objet de soins jaloux. Il va de soi que le chaos soit, par excellence, sujet de crainte.
Régis Boyer explique en page 137 qu’on réserve une place de choix à Oðinn dans le culte chez les anciens Scandinaves. On le décrit comme borgne, vieux, grisonnant, possédant une longue barbe, avec un chapeau à larges rebords et rabattu sur le front. Il possède aussi un manteau bleu foncé. On l’associe au cheval, dont au culte des morts, donc de fertilité – fécondité. On dit d’Oðinn que c’est un dieu cruel, méchant, fourbe, cynique et misogyne. Les scaldes, ces poètes à la cour des nobles scandinaves, en faisaient leur dieu préféré. En fait, c’est la fureur sacrée qui fait d’Oðinn, le dieu suprême.
Oðinn possède plusieurs surnoms comme Barbe Grise (Hárbarðr), Longue Barbe (Siðkeggr), Masqué (Grimnir), Fauteur de malheur (Bolverkr), Seigneur des morts (drauga dróttinn), Seigneur de Jól (Jólnir), Père du galdr, le dieu aux corbeaux (Hrafnaguð), Poète (qui est aussi le nom d’un autre dieu), le dieu de la victoire (Sigfaðir) et le père fondateur (Stamfader).
En page 140, Régis Boyer associe Oðinn au culte des morts, à Jól, à la chasse sauvage, à la nécromancie et aux valkyries.
En page 142, Régis Boyer explique qu’Oðinn possède la science, la poésie, la magie et toutes autres formes de connaissances. Il reste aussi associé à l’aristocratie. Ainsi la noblesse scandinave avait plus tendance à le vénérer que le peuple, vénérant davantage Þórr ou Freyr.
Puisqu’on l’associe à la magie, on l’assimile aussi au chamanisme.
Régis Boyer parle de lui, en page 158, que c’est le dieu de la victoire, à ne pas confondre avec le dieu de la guerre. Par opposition à Týr et à Þórr, le dieu Oðinn garantit la victoire par la ruse, la cautèle et le stratagème.